demain, demain

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Aujourd’hui je n’ai pas écrit. Je n’ai pas su écouter mes personnages qui ont pourtant tant de choses à raconter. Ne pas lutter. Écrire c’est aussi ne pas écrire. Se détourner. Dans une rue de la petite ville d’en bas, une dame au collier de perles bleues me récite deux strophes du poème ‘Élévation’ de Baudelaire. Son prénom vient du pays d’où viennent les loups et la chaleur nous prend à la gorge. La poésie dans nos bouches, plus forte que la canicule. Plus loin, une jeune femme tord le cou des carottes sur la place du marché. Je la regarde, elle est belle avec ses yeux qui veulent tout dire. Un hêtre dans un jardin fermé, cœur en cage gigantesque. Je me tiens droite devant le portail vert d’eau aux griffes aiguisées. Hêtre tend ses bras vers le trottoir pour que les chats viennent siester dans son cou. Moi aussi m’y lover.

De retour au col, je lis à l’ombre des mésanges et des rouges-gorges. Quelqu’un toque à la porte de la forêt. Je fais la sourde oreille dans mon livre qui parle d’une grammaire du vivant. Je pense à mes personnages qui m’attendent dans leur hiver qui n’existe pas ici. Je leur dis «demain, demain» et les vaches rousses font tinter leurs sonnailles dans le champ de renouée bistorte. Plus tard je range mes carnets et vais rafraîchir ma nuque raide dans les bois. Les grillons et les merles semblent discutailler de la lumière et j’avance à pas de loup sur le sentier. Je ne sais plus à quoi je pense. Peut-être à cette odeur d’instant avant la pluie, odeur de terre qui s’apprête à s’imbiber d’orage, comme si l’eau aller sourdre. Là, sous mes pieds. Les pouillots se fichent de moi et de l’orage, se posent sur des feuilles qui tremblent, restent impassibles. À l’intersection entre trois chemins sveltes : le chevreuil, petite lumière de rouille avec ses yeux si noirs. Il dresse les oreilles. Je reste immobile sur mon chemin, je garde mes yeux sur le chevreuil et j’essaye de m’asseoir par terre avec une extrême lenteur. Mon cœur bat trop fort. Le chevreuil est beau. Assise, j’expire un grand coup et le chevreuil se retourne vers moi. J’espère qu’il me voit sans savoir qui je suis.

S’il aboie et décampe, je perds. Perdre mes personnages et la confiance du chevreuil. Il ne décampe pas. Je le regarde manger et parfois il lève la tête vers les passereaux qui poussent un cri territorial. Chacun sa place. Plus loin je me fais Petit Poucet et ramasse ce qui ne devrait pas être là. Deux chevrettes broutent les herbes hautes à l’abri des regards de la route du col. Alors je m’abrite dans leur beauté et dis à mon cœur de battre moins fort. Derrière le muret de pierre recouvert de mousse je les épie un peu en retenant ma respiration. Je sais bien que mes odeurs d’humaine sont trop fortes, charriées par l’air du soir jusqu’à leur nez. Je pars avant l’aboiement. Après tout, c’est leur heure. Je rentre avec le petit duc dans le dos et les yeux noirs de capreolus capreolus derrière mes paupières. Je m’éloigne du gave qui s’échauffe la voix.

Tout s’habille de bruine et soudain quelqu’un me prend la main. Une grande femme aux épaules lourdes, avec son nez de pierre et des mains anéanties. C’est elle que je ne parviens pas à écouter. Je lui dis encore « demain, demain, j’écrirai demain » mais je la laisse faire le chemin du retour avec moi. Nous ne parlons pas. Nous écoutons la brume qui gonfle et les arbres qui s’étirent.

Écrire c’est aussi prendre la main d’un personnage et aller respirer ensemble les chuchotements de la nuit.

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Images et texte © Lune Vuillemin (2022)

Une réflexion sur “demain, demain

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